Antoine d’Asti, secrétaire du duc d’Orléans
vers 1440, a écrit un certain nombre de lettres en vers latins,
qui ont été recueillies et forment plusieurs livres, sous
le titre de Lettres héroïques. L’une d’elles est
consacrée à la description du château de Coucy ;
nous en donnons ici un extrait, ainsi qu’une traduction. Le texte est
tiré d’un manuscrit de la Bibliothèque de Grenoble.
TRADUCTION (seule)
J’ai vu ensuite l’admirable château de Coucy
le plus fort que possédât le duc d’Orléans. J’ai
entrepris de le décrire en vers, afin que vous ne pensiez pas que
je dis une chose fausse. Le château de Coucy est placé sur
les frontières du peuple de la Picardie, fondé sur l’extrémité
d’une montagne ; défendu par des tours et des remparts remarquables
par la force de leur construction.
[Le Donjon]
La plus grande des tours, plus invincible qu’aucune de celles du
royaume de France, est extrêmement élevée.
Pour atteindre son sommet il faut compter deux-cent vingt-deux marches :
ainsi elle est haute de trente-trois aulnes (1)1. On dit que ses murailles ne s’enfoncent
pas moins jusqu’à leur fondement ; je pense qu’on peut
en avoir pour preuve le puits situé dans cette tour profond en
terre de plus de quarante aulnes, d’où il sort une eau plus claire
que le cristal, et plus fraîche et plus agréable à
boire qu’aucune autre ; elle est portée en haut par un moyen
admirable. Ajoutez encore qu’un moulin à bras et un four ont été
placés dans la tour pour servir en cas de besoin. La circonférence
de la tour, mesurée à l’extérieur dont la forme élégante
est construite avec art comme je le dirai en son lieu pour les autres
tours, peut être embrassée par les bras étendus de
soixante hommes. Le mur n’est pas moins admirable par son épaisseur
qui est de vingt-cinq pieds ou quatre aulnes et demi ; afin de ne
pas me tromper j’ai voulu tout mesurer par moi-même. Cependant l’intérieur
de la tour assez spacieux, a cinquante deux pieds, tant au rez de chaussée
qu’au premier et au second étage ; mais dans la partie la
plus élevée, elle est beaucoup plus large, car elle contient
quatre-vingt six pieds. Un plomb scellé de toutes parts aux murs
qui l’entourent de manière à retenir les eaux pluviales
qui tombent dessus, conserve comme dans un vivier des poissons. On voit
donc là un prodige que l’on vit autrefois du temps de Deucalion,
des poissons captifs sur le sommet élevé des tours.
En outre des fossés profonds entourent de tous côtés
la tour, ils sont couronnés par une muraille épaisse, qui
fait comprendre que quand même l’ennemi serait maître du reste
du château la tour serait encore invaincue.
[Le lion de Prémontré]
Je ne pense pas qu’il faille passer sous silence la sculpture qui est
au-dessus de la porte de la tour, image du prince illustre qui fut le premier
fondateur de ce château (2)2.
Cet homme très-courageux, très-habile à manier les armes,
avait combattu une bête fauve ayant la forme d’un lion qui ravageait
le pays par de nombreux carnages et l’avait tué d’un coup terrible.
Le prince fonda un monastère dans ce lieu et lui donna le surnom
éternel du monstre dompté ; nous avons vu l’image de
cette épée si longue qu’à peine nous pûmes atteindre
les deux extrémités les bras étendus et dont la lame
est assez large. Là se trouve l’image du vainqueur et du lion vaincu
sculptée sur une pierre dure sur la porte de la tour. Ainsi notre
âge peut se glorifier d’avoir vu le vainqueur d’un lion, comme l’âge
d’Hercule se glorifiait de la victoire remportée sur celui
de Nemé.
[La salle des Preuses]
Il y a dans ce château une très-belle chambre dans
laquelle on admire les images de neuf femmes de l’antiquité,
que le peuple français appelle ordinairement preuses. Là
se trouve Sémiramis, à jamais illustre, reine des Assyriens,
elle montra l’énergie d’un homme ; la première elle
entoura d’un mur élevé sa ville célèbre
où le grand Roi de Macédoine prit un breuvage malfaisant.
La première qui, sur ses épaules de femme, porta une armure
d’homme, la fière Thamiris, est près d’elle, reine des
Scythes, privée de son fils par Cyrus, irritée, elle poursuivit
ce prince dans les montagnes et, l’épée à la main,
quoique femme, tua deux cent mille de ses soldats, sans en épargner
un seul. Ici est Deiphile, qui, montrant un mâle courage, soumit,
dit-on, par ses armes, la ville des Thébains et la livra aux flammes.
On voit aussi les Reines illustres des Amazones ; Lampedo, Ménalippe,
Marpésie et Orythie, noms glorieux dans leurs siècles ;
la fière Penthésilée, célébrée
par les poëtes, et qui donna aux Troyens le secours de ses armes ;
Hippolyte enfin que Thésée, secondé du grand Alcide,
avait vaincue dans un combat, et qui cependant conçut de lui
le chaste Hippolyte. Leur image en pierre est sculptée avec un
art égal à celui des plus grands maîtres : je
ne crois pas que chez les anciens Euphranor, Polyclète ou Phidias
aient représenté les dieux ou les héros avec plus
d’art ; et cependant ils acquirent une réputation éternelle.
Les statues dont je viens de parler, placées sur deux cheminées
construites avec un art admirable, servent à l’ornement de la
chambre. Dans ce lien, enfermé de fortes murailles, le prince
peut, sans être troublé par personne, réunir le
conseil de ses pairs, ou écrire, ou faire en secret tout ce qu’il
lui plaît.
Il y a un grand nombre d’autres chambres, décorées de beaucoup d’ornements divers, qu’il serait trop long de décrire : je passe sous silence une cuisine digne de Néron, et des écuries, dans le château, disposées pour un grand nombre de chevaux ; je passe sous silence une multitude d’escaliers placés dans l’épaisseur des murs, n’occasionnant aucune gêne, et cependant suffisant pour le service intérieur. Je passe sous silence les entrées du château, tellement fortifiées que je ne pourrais les décrire en vers ; les souterrains magnifiques où sont renfermées les provisions. Dans un lieu profond de quarante marches sont renfermés des vins exquis, couverts entièrement par une voûte admirable ; de ce côté est une retraite souterraine pour se dérober aux embûches de l’ennemi. Dans une autre partie du château est un puits à ciel ouvert, sous lequel est creusée une chambre secrète dans laquelle le seigneur de Coucy avait l’habitude de cacher son or, ses pierreries et tout ce qu’il avait de plus précieux.
Je ne décrirai pas la force de la porte de la ville elle-même, à peine y en a-t-il une de plus fortifiée. Je pourrais ensuite raconter d’autres beautés non moins curieuses que les fortifications du château, la terre fertile en blé, en vins et en toute espèce de fruits ; mais comme mes vers laisseraient beaucoup à désirer, veuillez vous contenter de cette description du château.
1 (1) La mesure de l’aulne est de près de deux mètres ou six pieds
2 (2)
L’auteur se trompe ici. Voir la dissertation de la note N°
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