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Description du château de Coucy par Antoine d'Asti (vers 1440)



Antoine d’Asti, secrétaire du duc d’Orléans vers 1440, a écrit un certain nombre de lettres en vers latins, qui ont été recueillies et forment plusieurs livres, sous le titre de Lettres héroïques. L’une d’elles est consacrée à la description du château de Coucy ; nous en donnons ici un extrait, ainsi qu’une traduction. Le texte est tiré d’un manuscrit de la Bibliothèque de Grenoble.


TRADUCTION (seule)

J’ai vu ensuite l’admirable château de Coucy le plus fort que possédât le duc d’Orléans. J’ai entrepris de le décrire en vers, afin que vous ne pensiez pas que je dis une chose fausse. Le château de Coucy est placé sur les frontières du peuple de la Picardie, fondé sur l’extrémité d’une montagne ; défendu par des tours et des remparts remarquables par la force de leur construction.

vue sud

Vue de l'entrée Sud du château, par Androuet du Cerceau (avant 1576).

[Le Donjon]
La plus grande des tours, plus invincible qu’aucune de celles du royaume de France, est extrêmement élevée. Pour atteindre son sommet il faut compter deux-cent vingt-deux marches : ainsi elle est haute de trente-trois aulnes (1)1. On dit que ses murailles ne s’enfoncent pas moins jusqu’à leur fondement ; je pense qu’on peut en avoir pour preuve le puits situé dans cette tour profond en terre de plus de quarante aulnes, d’où il sort une eau plus claire que le cristal, et plus fraîche et plus agréable à boire qu’aucune autre ; elle est portée en haut par un moyen admirable. Ajoutez encore qu’un moulin à bras et un four ont été placés dans la tour pour servir en cas de besoin. La circonférence de la tour, mesurée à l’extérieur dont la forme élégante est construite avec art comme je le dirai en son lieu pour les autres tours, peut être embrassée par les bras étendus de soixante hommes. Le mur n’est pas moins admirable par son épaisseur qui est de vingt-cinq pieds ou quatre aulnes et demi ; afin de ne pas me tromper j’ai voulu tout mesurer par moi-même. Cependant l’intérieur de la tour assez spacieux, a cinquante deux pieds, tant au rez de chaussée qu’au premier et au second étage ; mais dans la partie la plus élevée, elle est beaucoup plus large, car elle contient quatre-vingt six pieds. Un plomb scellé de toutes parts aux murs qui l’entourent de manière à retenir les eaux pluviales qui tombent dessus, conserve comme dans un vivier des poissons. On voit donc là un prodige que l’on vit autrefois du temps de Deucalion, des poissons captifs sur le sommet élevé des tours. En outre des fossés profonds entourent de tous côtés la tour, ils sont couronnés par une muraille épaisse, qui fait comprendre que quand même l’ennemi serait maître du reste du château la tour serait encore invaincue.

[Le lion de Prémontré]
Je ne pense pas qu’il faille passer sous silence la sculpture qui est au-dessus de la porte de la tour, image du prince illustre qui fut le premier fondateur de ce château (2)2. Cet homme très-courageux, très-habile à manier les armes, avait combattu une bête fauve ayant la forme d’un lion qui ravageait le pays par de nombreux carnages et l’avait tué d’un coup terrible. Le prince fonda un monastère dans ce lieu et lui donna le surnom éternel du monstre dompté ; nous avons vu l’image de cette épée si longue qu’à peine nous pûmes atteindre les deux extrémités les bras étendus et dont la lame est assez large. Là se trouve l’image du vainqueur et du lion vaincu sculptée sur une pierre dure sur la porte de la tour. Ainsi notre âge peut se glorifier d’avoir vu le vainqueur d’un lion, comme l’âge d’Hercule se glorifiait de la victoire remportée sur celui de Nemé.

lion

[Les quatres tours]
Il y a quatre autres tours un peu moins grandes que celle-ci, servant à la défense du château, et entre lesquelles sont les appartements ; leurs ornements sont riches, et le faîte de trois d’entre elles a la forme remarquable de tortue. Comme la tour la plus grande, cette partie du château est très-fortifiée. On a placé dans les fondations de celles-ci, au-dessus de la terre humide, les prisons humaines destinées à punir de légers crimes ; mais une prison affreuse, destinée à la punition des grands crimes, présente au-dessous des tours une vaste ouverture dans le sein profond de la terre.


vue du Nord Ouest

Vue de la façade Nord Ouest du château de Coucy, par Androuet du Cerceau (avant 1576).

[La Chapelle]
Il y a dans le château une petite chapelle en grande vénération, enrichie de statues de pierre et de différentes figures ; la couverture dorée qui est au-dessus est très-ornée et décorée de diverses figures. Ce que j’ai vu de plus remarquable dans cette chapelle, quoique beaucoup de choses très-belles fussent dignes d’être racontées, ce sont les différents ornements des vitraux des fenêtres, enrichis d’images précieuses par la variété des couleurs, sur lesquels on pouvait voir les histoires entières du Nouveau et de l’Ancien Testament ou de notre époque. Hélas ! hélas ! pendant ce long temps de guerres, les mains sacrilèges des ennemis en détruisirent en grande partie : à cette époque, aucune puissance ne pouvant s’emparer du château par la force des armes, la trahison le livra à un ennemi cruel. Le chef des Anglais Jean, de la famille royale, prouva quelle était la valeur des ornements que je viens de décrire : depuis longtemps il désirait les avoir, il en donna douze mille écus d’or et remit aux fenêtres de nouveaux verres blancs : je ne donnerai pas d’autre preuve.

[La salle des Preux]
La salle d’apparat du château est très-belle, car elle a cinquante pieds de large et deux cents de long ; au-dessus s’élève une vaste toiture. Un jour brillant y pénètre par une grande multitude de fenêtres. Quatre tribunes élégantes sont placées sur différentes parties des murs ; deux d’entre elles, remarquables par leur beauté, sont placées en tête de la salle. Ces tribunes élevées sont destinées à des orchestres ; elles sont construites avec un art si admirable et ornées de figures et de dessins si variés, que l’on ne sait si l’on doit plus admirer l’art de l’architecte que le travail de l’ouvrier ; si mes yeux n’en eussent été témoins, je n’aurais pu croire que des branches d’arbre, des fruits et des raisins pussent être sculptés avec tant de délicatesse sur une simple pierre. Dans les autres tribunes, les dames, les seigneurs et les chevaliers, séparés du peuple, peuvent regarder les danses et les jeux qui s’exécutent dans la salle. Ajoutez à cela neuf hommes d’une grande réputation parmi les anciens et d’une grande célébrité chez les Français, dont les images sculptées en pierre blanche existent dans ce lieu. Dans ce nombre trois sont d’origine juive :
    Josué, Judas Machabée et David ; trois d’origine païenne : Hector le Troyen, Jules César le Romain et le grand Alexandre ; les trois autres enfin furent certainement les meilleurs boucliers du Roi du ciel, qui souffrit des tourments pour notre salut : le Roi Artus et le Roi Charlemagne, et celui qui le dernier soumit pour le Christ la ville de Jérusalem, Godefroy, digne d’un nom éternel. Le héros, père de notre prince, Louis, d’une haute vertu, digne d’une longue renommée, et qui embellit beaucoup ce château, ajouta une dixième statue, celle d’un guerrier remarquable, Bertrand de Glacquin, né Breton ; personne dans son temps ne fut plus grand guerrier, ou plus remarquable par toutes les vertus et plus généralement célèbre.

 

Restitution partielle de la salle des Preux par Viollet-le-Duc.


[La salle des Preuses]
Il y a dans ce château une très-belle chambre dans laquelle on admire les images de neuf femmes de l’antiquité, que le peuple français appelle ordinairement preuses. Là se trouve Sémiramis, à jamais illustre, reine des Assyriens, elle montra l’énergie d’un homme ; la première elle entoura d’un mur élevé sa ville célèbre où le grand Roi de Macédoine prit un breuvage malfaisant. La première qui, sur ses épaules de femme, porta une armure d’homme, la fière Thamiris, est près d’elle, reine des Scythes, privée de son fils par Cyrus, irritée, elle poursuivit ce prince dans les montagnes et, l’épée à la main, quoique femme, tua deux cent mille de ses soldats, sans en épargner un seul. Ici est Deiphile, qui, montrant un mâle courage, soumit, dit-on, par ses armes, la ville des Thébains et la livra aux flammes. On voit aussi les Reines illustres des Amazones ; Lampedo, Ménalippe, Marpésie et Orythie, noms glorieux dans leurs siècles ; la fière Penthésilée, célébrée par les poëtes, et qui donna aux Troyens le secours de ses armes ; Hippolyte enfin que Thésée, secondé du grand Alcide, avait vaincue dans un combat, et qui cependant conçut de lui le chaste Hippolyte. Leur image en pierre est sculptée avec un art égal à celui des plus grands maîtres : je ne crois pas que chez les anciens Euphranor, Polyclète ou Phidias aient représenté les dieux ou les héros avec plus d’art ; et cependant ils acquirent une réputation éternelle.
Les statues dont je viens de parler, placées sur deux cheminées construites avec un art admirable, servent à l’ornement de la chambre. Dans ce lien, enfermé de fortes murailles, le prince peut, sans être troublé par personne, réunir le conseil de ses pairs, ou écrire, ou faire en secret tout ce qu’il lui plaît.

salle des preuses

Restitution de la cheminée des Preuses par Viollet-le-Duc.


Il y a un grand nombre d’autres chambres, décorées de beaucoup d’ornements divers, qu’il serait trop long de décrire : je passe sous silence une cuisine digne de Néron, et des écuries, dans le château, disposées pour un grand nombre de chevaux ; je passe sous silence une multitude d’escaliers placés dans l’épaisseur des murs, n’occasionnant aucune gêne, et cependant suffisant pour le service intérieur. Je passe sous silence les entrées du château, tellement fortifiées que je ne pourrais les décrire en vers ; les souterrains magnifiques où sont renfermées les provisions. Dans un lieu profond de quarante marches sont renfermés des vins exquis, couverts entièrement par une voûte admirable ; de ce côté est une retraite souterraine pour se dérober aux embûches de l’ennemi. Dans une autre partie du château est un puits à ciel ouvert, sous lequel est creusée une chambre secrète dans laquelle le seigneur de Coucy avait l’habitude de cacher son or, ses pierreries et tout ce qu’il avait de plus précieux.

Je ne décrirai pas la force de la porte de la ville elle-même, à peine y en a-t-il une de plus fortifiée. Je pourrais ensuite raconter d’autres beautés non moins curieuses que les fortifications du château, la terre fertile en blé, en vins et en toute espèce de fruits ; mais comme mes vers laisseraient beaucoup à désirer, veuillez vous contenter de cette description du château.

1 (1) La mesure de l’aulne est de près de deux mètres ou six pieds

2 (2) L’auteur se trompe ici. Voir la dissertation de la note N° 10


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Source :

Extrait de :
LÉPINOIS (E. de). - Histoire de la ville et des sires de Coucy
Paris,
Dumoulin, 1858, in-8°.
(pages : 355-367)

NOTE XV, PAGE 242.