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Abbé J. TURPIN

Chanoine Honoraire


C H A U N Y
et
ses Environs



Etudes d'Histoire Locale

( EXTRAITS )


CHAUNY (Aisne)
Etablissements A. BATICLE
7, Rue de la Chaussée, 7
1955

2° EDITION




Les Origines de Chauny
Où naquit la Ville ?

 

Nous avons écrit autrefois, après le P. Labbé, historien de Chauny, que les promenades actuelles étaient le berceau de notre ville et que les fossés, escarpes, contre-escarpes encore visibles, étaient les restes du château autour duquel les habitations avaient commencé à se grouper dans un temps très reculé. Une étude plus complète nous force à reconnaître que le P. Labbé (curé de Saint-Martin jusqu'en 1715) ne peut être suivi dans sa thèse qui a une tendance à donner à sa paroisse une antiquité plus reculée que celle de Notre-Dame.

La citadelle dont les promenades conservent des vestiges date seulement du moyen âge. Quant au premier point fortifié autour duquel les habitants se sont fixés il faut le chercher près de l'église Notre Dame ; c'était alors un endroit très marécageux d'accès très difficile puisqu'on ne pouvait y arriver que par la Chaussée de la voie de Soissons à Vermand. N'oublions pas que Saint Quentin (Augusta Veromanduorum) est postérieur à Vermand et que si une ligne droite de Soissons à Saint-Quentin coupe l'Oise à Condren, d'autre part une ligne droite de Soissons à Vermand coupe l'Oise à Chauny. J'admets avec le P. Labbé que Chauny a remplacé Condren détruit par les Vandales ou les Huns, mais j'incline à croire que le contraire avait eu lieu et que la création de Saint-Quentin avait fait supplanter Chauny par Condren.

Remarquons que Condren, Condragium (confluent) est un nom purement latin, donc postérieur à la conquête des Gaules par César, tandis que Chauny est un nom gaulois auquel on a donné, au Xe siècle, une terminaison latine : c'est dans Flodoard que nous trouvons la plus ancienne appellation de Chauny sous la forme Calnacum, Calneium (949).

Un prêtre à l'extérieur plus que modeste qui avait réussi par sa grande érudition à causer certains embarras à Henri Martin, l'historien romantique, l'abbé Carlet, de Manicamp, explique dans l'une de ses études que, quand la voie romaine, dite Chaussée Brunehaut complètement négligée commença à s'enfoncer dans les marécages de Condren, on revint à l'ancienne voie de Soissons à Vermand passant par le Chauny actuel. Si nous retranchons la finale latine « um » il reste Calnac, Calnei, composé de Cal qui signifie chemin ou chaussée et de « na » ou de « nei » qui, dans les langages celtiques, désignent les idées d'eau ou de navire ; d'où « naca » mot de moyenne latinité qui signifie bac et qui, à son tour, a formé le diminutif nacella (Ducange, court de Gebelin). Calnacum et Calneium signifient donc chaussée de l'eau ou chaussée du bac : Chauny n'est autre chose que la chaussée plus le souvenir de l'eau qu'elle traverse.

Que le château primitif se soit d'abord trouvé près de la rivière ou de l'un de ses bras et non sur la hauteur c'est ce qui ressort de cette phrase de Flodoard « un certain Bernard du parti de Hugues ayant un château sur l'Oise nommé Chauny se livra avec son château au comte Adalbert ».

Il me semble qu'on peut tirer aussi argument de l'histoire suivante racontée par Guibert de Nogent : nous n'en garantissons pas l'authenticité mais elle montre cependant que le château était près de la rivière au temps où écrivait ce moine de Nogent (1053-1124). Wascelin ou Guascelin, seigneur châtelain de Chauny, fit le voyage de Rome d'où revenant et n'en étant qu'à une petite journée il rencontra un de ses domestiques que le diable avait transporté en Italie.

Guibert de Nogent rapporte cet événement en ces termes dans son histoire des Croisades (livre II, chap. VI).

« Au château de Chauny il y avait un domestique de Guescelin, seigneur du même château, dont l'office était de le garder la nuit ; lequel sur le soir s'étant trouvé au-delà de la rivière et craignant de n'être pas au souper à temps cria qu'on lui amenât un bateau ; mais n'étant ouï de personne il entra en fureur et dit : « Et vous, diable, pourquoi ne me passerez-vous pas? » Le diable se présenta aussitôt et lui dit : « Montez, je vous passerai, moi ». Ce malheureux monta pour son malheur. Le diable l'ayant pris le transporta sur l'heure en Italie proche la ville de Sutry où il le déchargea si officieusement qu'il ne lui rompit qu'une cuisse. Sutry est une ville à une petite journée de Rome ; Guascelin y avait couché la nuit précédente, revenant de visiter le tombeau des Apôtres en étant parti avant le jour comme font ordinairement ceux qui voyagent en hiver il fut à peine dans la campagne qu'il ouït près du grand chemin la voix d'un homme qui se plaignait ; il envoya ses gens voir qui c'était, ils trouvèrent que c'était un des valets de leur maître, dont ils avaient reconnu la voix. On lui demanda comment il était venu en ce lieu : il dit que le soir précédent il était encore à Chauny et raconta comment le diable l'ayant transporté, il était tombé en ce lieu. Guascelin fort étonné d'un événement si étrange, le fit porter en la ville voisine et lui donna de l'argent pour le faire panser et retourner à Chauny. »

Sans exercer notre critique sur le record par la voie des airs, retenons que du temps du bon Guibert presque Chaunois puisque de Nogent, le château était au bord de la rivière ou d'un de ses bras. Retenons aussi qu'on se servait de bac pour passer l'eau à cet endroit et qu'après la terreur des invasions barbares on avait préféré chercher un refuge dans un îlot inaccessible de marécage plutôt que sur une hauteur ouverte de tous côtés.

En résumé, nous n'avons sur les origines de Chauny absolument aucun document avant celui de Flodoard, en 949. Pour tout ce qui précède nous en sommes réduits à des suppositions. Nous savons pourtant d'après l'étymologie probable de Chauny que ce nom désignait un passage, piste ou chaussée Cal, en même temps qu'une traversée d'eau en barque Nac d'où Calnacum. Ce passage permettait en venant de Soissons de traverser les marécages ; l'Oise et ses bras pour continuer sur Vermand. Il fut remplacé par celui de Condren aussitôt après la conquête romaine (50 ans avant J.-C.). La ville romaine de Condren citée dans l'itinéraire d'Antonin (138 après J.-C.) dominait le confluent de l'Oise et de la Serre et le croisement des grandes voies romaines de Soissons à Saint-Quentin et de Reims à Thérouanne.

Quand elle fut détruite on fit revivre le vieux Calnac dans les marais à l'endroit où l'on retrouvait l'antique chemin de Soissons à Vermand ; ce passage fut fortifié, le monastère de Notre-Dame s'abrita près du retranchement et ce fut seulement au moyen âge que fut construite au Nord et en haut de la ville près du vieux chemin de Saint-Momble la citadelle qui, après avoir abrité les Chaunois, sert maintenant à leurs fêtes et à leurs réjouissances.



Source :

Abbé TURPIN,
CHAUNY et ses Environs
Baticle
1955
(Pages 63-67)




Les Singes de Chauny

 

Voici une liste qu'on pourrait allonger indéfiniment en consultant les histoires locales et les traditions.
Autrefois on disait : Les Béyeux de Soissons, les Larrons de Vermand, les Cauffeux de pieds de Jussy, les C. (voir Molière) de Nesles, les Dormeurs de Compiègne, les Ivrognes de Péronne, les Rougeots de Beauvais, les Canonniers de Saint-Quentin, les Friands de Cambrai, les Cochons de Crespy, les Chats de Meaux, les Chiens de Mantes, les Gaillards et les Subtils de La Fère, les Beudets de Flessel, les Esons d'Appilly, les Salops de Bapaume, les Sots de Ham, les Gens de Laon, les Loups de Bruyères, les Sainte-Ninique de Veslud, les Paille-Foin de Parfondru, les Bouyaux-Rouges de Mauregny, les Quinquins de Liesse, les Singes de Chauny.
Il y eut évidemment un fait, une habitude ou tout autre chose qui donna naissance à ces différents qualificatifs, portés plus ou moins glorieusement.

Les Chaunois n'ont jamais été humiliés de s'appeler les singes, il semble même qu'ils ont tenu à honneur de ne pas laisser tomber ce nom dans l'oubli.

L'historien de Chauny, le père Labbé (1665-1716), parlant du Jeu de l'Arc qui se voyait le long des murs entre la porte du Pissot et celle du Pont-Royal proche de l'Hôtel-Dieu, nous dit que la Compagnie porte pour armes et pour enseigne un singe qui est la figure hiéroglyphique du génie Chaunois.


singes


Il est bien difficile de découvrir l'origine de cet emblème. Voici cependant le résultat de recherches qui ont été faites jusqu'à présent.

Il existait dès le XIIe siècle à Chauny une Confrérie dite de la Passion qui avait pour but de représenter la passion et la mort de Jésus-Christ. On sait que les représentations des mystères avaient lieu primitivement dans les églises et cathédrales, le clergé y prenant souvent part. Puis avec le temps, des abus s'étant introduits, les Conciles provinciaux assignèrent pour scènes aux acteurs les porches des églises. Après les émotions violentes d'un spectacle impressionnant le besoin d'une détente, d'une réaction, se faisant sentir les confrères de la Passion donnaient une pièce d'un autre genre, des scènes burlesques, des jongleries, des bouffonneries parfois assez osées : on croyait pouvoir se permettre cette récréation après avoir vu le drame de la Passion qui prenait un jour entier ou même plusieurs.

M. Dubois nous dit qu'en 1541 on permit de jouer à Amiens L'Histoyre de l'Anchien Testament qui dura deux jours - on ne polra jouer aux chandelles ni prendre pour chascune personne plus grant prix que de deux deniers - Abraham parut sur la scène avec une armée de 338 hommes. Cette armée se composait de deux soldats (vu le manque d'espace) dont l'un portait écrit dans le dos le chiffre 300 et l'autre le chiffre 38 : total 338.

De nombreux documents nous apprennent donc qu'après la pièce religieuse, la pieuseté comme on disait alors, il y avait des farces, des tours d'adresse, des jongleries.

Tout le monde n'est pas doué pour divertir le public. Il semble que Chauny ait eu alors un monopole célèbre dans toute la région. Il n'y avait eu jusque là que les saltimbanques italiens pour remplir ce rôle, mais une curieuse pièce d'archives du XVe siècle nous montre qu'on trouva alors dans notre pays un artiste qui fut peut-être l'ancêtre des singes de Chauny

Une fête fut donnée en 1414 à l'occasion de la reconstruction des fortifications de la ville.

En présence de M. de Guyenne et du duc Charles d'Orléans, des tours d'adresse furent exécutés par un nommé Mathieu, surnommé Lescureur (l'écureuil) avec ses 3 enfants.

Nous ne pouvons résister au plaisir de donner le texte de la quittance copié sur l'original qui, hélas, a péri en 1871, à la Commune, dans l'incendie criminel de la Bibliothèque du Louvre.

« Je Hugues Périer, secrétaire de Monseigneur le duc d'Orléans, certifie à tous qu'il appartiendra que aujourd'hui en ma présence maître Pierre Sauvage, secrétaire de Mond. Seigneur a baillié et délivré à Mathieu Lescureur, basteleur demeurant à Chauny la somme de quarante-cinq sols tournois que Mond. Seigneur lui donnée, qu'il a joué audit lieu de Chauny devant Mgr de Guyenne et Mond. Seigneur de jeux et esbatements, lui et trois de ses enfants, de laquelle somme de XLV S. dessus dite led. Mathieu s'est tenu pour content et en quicte ledit Maître Pierre et tous aultres.
Témoin mon seing manuel cy mis à Noyon le XIIe jour de Septembre l'an mil CCCC et quatorze. »

« Signé : Perrier. »

Chauny avait été restitué en 1400 par Charles VI au duc d'Orléans - la ville fut bientôt reprise par le duc de Bourgogne - puis reprise d'assaut par le duc d'Orléans en 1411 ; enfin solidement refortifiée en 1414, c'est à cette occasion qu'elle applaudit les tours savants de Mathieu l'Ecureuil.
Est-ce celui-ci avec ses 3 enfants qui a donné naissance à la Confrérie des jongleurs plus tard transformés en singes, nous ne le savons, mais ce qui est certain c'est que dès lors les jongleurs sont constitués en corporation dans l'église Notre-Darne. Ce sont eux qui, pendant plusieurs siècles, portent les noms de Frères de la Passion, Jongleurs de Notre-Dame, Compagnons Aventuriers, Trompettes-Jongleurs.

Nous les voyons figurer sur les quittances qu'ils laissèrent pour paiement de leur présence aux fêtes annuelles de la royauté des Braies à Laon.

En 1494 on les trouve en compagnie du Prince de la Jonesse de Saint-Quentin.

En 1500 ils font partie des 4 bandes à qui le Roi des Braies paie 58 grands pots de vin à 6 deniers le lot. Idem en 1501, ils viennent à Laon pour entretenir amour et société aux bonnes villes voisines.

En 1502 ils viennent jouer personnaiges à Laon pour la fête du 20 janvier - de même en 1509.

En 1510 ils reçoivent dix grands pots encore pour avoir joué de personnaige. Nous retrouvons régulièrement les mêmes quittances à Laon jusqu'en 1541.

Il est certain qu'entre la guerre de Cent ans et les lugubres guerres de religion il y eut dans notre région une période de joie et de folies qu'on peut à peine imaginer.

Non contents de faire des tours d'adresse et des gambades amusantes, les Jongleurs de Notre-Dame montraient des ours, des singes, des animaux savants.

Nous avons dit qu'ils étaient érigés en confrérie. Le trésor de Notre-Dame de Chauny avait en dépôt la couronne d'argent de leur chef et le bâton dit des basteleurs.

Leur réputation dut s'étendre très loin car Etienne Pasquier dit les avoir vus jouer dans sa jeunesse au commencement du XVIe siècle.

Quant à Rabelais son témoignage est célèbre, il a certainement connu les jongleurs de Chauny comme le prouve le texte suivant « Gargantua s'amusait moult à voir les bateleurs surtout ceux de Chaulny en Picardie, grands jaseurs et beaux bailleurs de balivernes en matière de singes verts ».

Melleville ne nous dit pas où il a puisé les détails qui suivent et que je reproduis intégralement en les copiant dans son histoire de Chauny.

« Il se pratiquait alors en cette ville, et cela dura longtemps encore après, une coutume bizarre dont l'origine n'est pas connue mais qui paraît remonter à une époque de beaucoup antérieure. Un certain nombre d'habitants de Chauny étaient autrefois dans l'usage de quitter leurs foyers pendant la belle saison, pour aller chercher fortune dans d'autres lieux. Le métier qu'ils pratiquaient était celui qu'exercent aujourd'hui les Savoyards ; ils conduisaient en laisse des singes et des chiens savants et les faisaient danser sous les yeux du public, afin d'en obtenir quelques pièces de monnaie. Mais l'exercice de cette profession était assujetti à de certaines formalités dont nous allons faire connaître les curieux détails.

Le premier jour d'Octobre, jour de Saint-Rémi et fête patronale de Chauny (?) tous ceux d'entre les chaunois qui faisaient le métier de montreur de singes, étaient tenus de se rendre dans cette ville, quel que fut le point de la France où ils se trouvaient. Dès le matin ils se réunissaient à la porte de la Chaussée pour aller faire en corps au lieutenant du bailliage, une visite et un cadeau, moyennant lesquels ils devaient être autorisés à continuer leur industrie. Ce présent consistait d'un pâté d'une structure singulière, il était garni de marrons et de jaunes d'oeuf et surmonté d'une sorte de pâtisseries appelées Coqueluches et d'un couvercle. Les frais occasionnés par cette cérémonie n'étaient point à leur charge ; ils percevaient pour cet objet cinq setiers de blé sur les moulins de la ville, et un museau de boeuf sur les bouchers.

« La nature de cette redevance indique assez que l'origine de cette cérémonie qu'on peut considérer comme une sorte d'hommage était toute féodale. Il est vraisemblable qu'établie par les comtes de Vermandois elle fut d'abord faite en leur présence. Plus tard après la réunion de cette province au domaine royal, elle se fit devant le prévôt royal, puis devant le lieutenant général comme représentant du roi.

« Quoi qu'il en soit, les Chaunois une fois rassemblés, se plaçaient entre eux dans un certain ordre, ayant à leur tête le porteur du pâté. Un chien bien dressé à toutes sortes d'exercices, les précédait. Des Trompettes marchaient en avant et jouaient des fanfares. Elles sonnaient surtout au moment où le cortège passait devant les moulins et devant les bouchers de la ville.

« C'était là le remerciement qu'on lui donnait en échange de la redevance payée par eux pour faire les frais de la cérémonie. Une nouvelle fanfare annonçait l'arrivée du cortège devant la demeure du lieutenant général au bailliage, et les jongleurs (ainsi nommait-on ceux qui composaient le cortège, sans que l'on donnât, alors une signification humiliante à cette expression) étaient admis devant lui. En ce moment commençait une scène des plus étranges.
« Le lieutenant général les attendait dans sa cour (à l'emplacement du nouvel hôtel de ville) assis dans un large fauteuil, entouré de ses officiers et de nombreux spectateurs. Une foule immense accourue de la ville et des environs, se pressait dans la rue devant la porte, qu'on avait soin de tenir toute grande ouverte, afin de lui permettre de voir aussi ce spectacle. Le chien savant dont nous avons parlé, ouvrait la scène. Il exécutait mille tours d'adresse qui provoquaient la gaieté et les applaudissements de la foule. Son rôle ne finissait que quand l'épuisement l'obligeait à s'arrêter.

« Alors le porteur du pâté s'avançait à son tour, plaçait son présent entre les mains du lieutenant au bailliage, qui le passait à l'un de ses serviteurs, puis se mettait à danser, imitant autant que possible, les gambades et les tours du chien savant. Dans ces exercices il excitait aussi plus ou moins, selon son habileté, les applaudissements bruyants du public ; mais au moment où il s'arrêtait, les rires et les cris s arrêtaient également et un silence solennel se faisait, car il allait remplir la dernière partie de son rôle, partie ingrate et difficile, que le moindre bruit aurait troublée. Il avançait donc gravement vers le lieutenant général arrivé à deux pas de lui, il devait s'arrêter et faire distinctement entendre un certain bruit, aujourd'hui considéré comme incivil, mais qu'alors et dans cette circonstance on regardait peut-être, comme une marque de déférence et de politesse.

« Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses moeurs.
« Quoi qu'il en soit, si la nature rebelle se refusait à la bonne volonté de l'acteur, il était non seulement privé du droit de continuer son industrie, mais encore mis à une amende. Après lui tous les hommes composant le cortège venaient à tour de rôle donner un plat de leur métier, ce qui leur valait quand ils s'en acquittaient à la satisfaction générale la permission d'exercer comme auparavant. L'histoire ne nous dit pas si leur rôle devait se terminer comme celui du porteur du pâté.

« Cet usage ne tomba que lentement en désuétude. Il existait encore en 1678 ; mais il cessa l'année suivante par suite du manque de Jongleurs, et une sentence du bailliage, que nous avons vue, adjugea aux pauvres de la ville la redevance qui leur avait été payée jusqu'alors par les bouchers et les meuniers.

« Chauny était autrefois la ville aux coutumes singulières ».

L'obscurité qui enveloppe l'histoire des Singes de Chauny a porté quelques chercheurs à lui attribuer des causes multiples. On a voulu entre autres voir l'origine du dicton dans le fait suivant, que nous rapportons pour être complet, bien qu'il n'ait été pris en considération par aucun historien.
Le maire de Chauny, voulant agrémenter par des cygnes les fossés des fortifications, aurait fait faire une demande au roi par le greffier pour en solliciter l'envoi. L'orthographe ancienne étant cyngnes ; on lut mal à la cour le mot peut-être mal écrit et on crut qu'il s'agissait de Singes stupéfaction du maire et des jurés à la réception de singes au lieu de cygnes et raillerie générale à l'adresse des Chaunois.

Cette histoire dont on ne trouve aucune trace dans les documents historiques de la ville mais qui, par contre, est attribuée à d'autres places fortifiées, ne mérite en aucune façon d'être retenue, d'autant plus que la modification orthographique en question avec sa métathèse fantaisiste va contre toutes les règles de la philologie.

De ce que nous avons dit au début de cette étude, il semble résulter que loin d'être une appellation dont on avait honte, « Les Singes de Chauny » répondaient au tour heureux d'esprit de la population, les habitants s'en accommodaient fort bien : cela se prêtait à leur besoin naturel de gaieté.

La confrérie qui avait pris dans la suite des siècles le caractère burlesque et même indécent que nous avons décrit, avait commencé de façon très convenable. Tandis que la paroisse Saint-Martin avait Les Frères de la Passion, l'autre paroisse avait les Jongleurs de Notre-Dame.

Le sens ancien du mot Jongleur était plutôt à l'origine celui de Poète ; ce ne fut que plus tard qu'il prit celui de Saltimbanque.

Les premiers Jongleurs de Notre-Dame donnaient, en rivalité avec les Frères de la Passion, des représentations théâtrales aux jours de fêtes et aux entrées princières. Ainsi un testament de l'an 1400 le dit, explicitement. Par acte, Marie Martine, épouse de Oudart le Feure, lieutenant général de bailliage, leur laissa 10 sols parisis de rente.


« Je laisse, dit-elle, au luminaire la Mère-Dieu en
» l'esglise Notre-Dame de Chauny cinq solz et une livre
» de cire ; aux relicques de sa dicte église quatre solz
» parisis ; item à la confrairie Notre-Dame des Jongleurs
» en icelle église dix sols parisis, en faisant par les
» Confrères de la dite confrairie ce qu'ils ont accoustumé
» de faire pour un des Confrères ou consoeurs d'icelle
» confrairie. »

On voit par là que les femmes étaient admises dans cette confrérie et que celles qui étaient de haute qualité ne dédaignaient pas d'en faire partie : Marie Martine Oudart, femme du lieutenant général au bailliage s'assure l'honneur de la Confrérie des Jongleurs à ses funérailles.

Nous ne savons comment ils se sont transformés en artistes universels, saltimbanques, sorciers, comédiens, dresseurs de chiens et de singes. C'était déjà fait au temps de Rabelais, puisque Gargantua pour employer le temps, quand l'air était pluvieux, « alloyt veoir, les basteleurs, trajectaires et thériacteurs, et consideroyt leurs gestes, leurs ruses, leurs sobressaulz et beau parler singulièrement ceux de Chaunys en Picardye. »

Quant à Etienne Pasquier, c'est à Chauny même qu'il a vu le grand rendez-vous, la parade générale des Jongleurs et il cite la chose comme une des grandes attractions du temps : « Nous avons veu en nostre jeunesse, dit-il, les Jongleurs se trouver à certain jour tous les ans en la ville de Chauny en Picardie pour faire monstre de leur métier à qui mieux mieux. »

Il est probable que c'est l'introduction des babouins (Drills, Mandrills, Hamadryas) en Europe à la suite des Croisades qui aiguilla les Jongleurs dans la voie du dressage d'animaux savants.

L'Abbaye de Saint-Eloi-Fontaine de Commenchon, dont dépendait le prieuré Notre-Dame de Chauny, continua malgré la transformation des jongleurs en saltimbanques et montreurs de singes, à rester leur protectrice, bien qu'ils ne fussent plus en résidence permanente à Chauny. Le peuple regrettait de voir ses artistes dispersés sur toute la France et au-delà. Un bourgeois de Noyon, exprime ainsi le regret du public dans une poésie de 1552 :


« Que dictes-vous, ma noble soeur Chaunys ?
« Par les champs sont mis vos gentils Jongheteurs.
« Tous vos farseurs de beaux esbas musnis.
« Ils sont unis à jester cris et pleurs.
« Vos bons jueurs faisaient rire les coeurs
« Des grands Seigneurs par leurs farces et jus.
« Leurs jongheteries et esbas sont mis jus. »


L'Abbaye semblait fière encore de sa qualité de protectrice des célèbres basteleurs. Elle avait alors à Chauny un moulin à fabriquer le papier et comme marque de fabrique, elle mettait en filigrane la figure d'un grand singe que nous trouvons sur des papiers d'actes de 1499 et 1508.

L'éclosion du protestantisme ne tarda pas à mettre fin à la représentation des mystères et des farces. Un esprit puritain se fit sentir jusque chez nous. En 1548 un arrêt du Parlement porta un coup mortel aux confréries d'acteurs de la Passion et de comédies. Nous devons fixer à cette date la transformation des jongleurs de Notre-Dame en saltimbanques ambulants.

La grande parade du premier jour d'octobre était un souvenir du passé : elle donnait lieu à la fête grotesque que nous avons décrite. Sur le modèle du pâté à coqueluches on devait vendre probablement des oublies, légères pâtisseries en forme de coquilles, coques, d'où coqueluches.

M. Boileau de Maulaville, écuyer, gentilhomme de la vénerie du roi, ancien maire de Chauny, décédé en 1826, nous décrit lui aussi cette fête d'après des documents que nous n'avons plus.

« Ils commençaient leur marche par la porte de Soissons où ils sonnaient de la trompette ; ils en faisaient de même à la porte des Moulins qui appartenaient à l'Abbaye de Saint-Eloi-Fontaine, puis vis-à-vis des boucheries, d'où après avoir parcouru toute la ville ils allaient présenter leur tarte chez le Lieutenant général, en chantant, en gesticulant, jouant, dansant et en faisant faire des sauts et des gambades à un singe ou à un chien qu'ils avaient avec eux. Il est aisé de juger combien ce singulier spectacle amassait le peuple qui criait, houppait et se pressait à la suite du cortège, etc. »

La joie de ce grand jour était précédée d'autres joies partielles au fur et à mesure que par les tours des portes du Pissot, du Pont-Royal, d'Hangest, du haut de la Madeleine, de la tour Bourgeoise, de la tour Carrée, on, distinguait de loin sur les routes les silhouettes des basteleurs bien connus, avec leurs ours, leurs chiens et leurs singes.

Mais est-il possible que des fêtes, des spectacles si pittoresques, des défilés de saltimbanques, de joueurs de vielle, de rote, de flûte, de trompette aient été tolérés en plein XVIIe siècle ? Au siècle du bon, goût, de l'Hôtel de Rambouillet, du grand roi, de Versailles ! Au siècle de la perfection et.. de l'ennui ?

L'Abbaye de Saint-Eloi-Fontaine se sentit la première humiliée de se prêter à un hommage au lieutenant du bailliage par le ministère de toute cette paillasserie. Elle refusa de fournir la farine de la tarte. Les trompettes jongleurs se pourvurent en justice. Il fut alors constaté qu'une coutume astreignait les moulins à la fourniture de 5 setiers de blé pour le pâté à présenter. Enfin ce que l'on considérait comme le bon ton l'emporta, la parade cessa d'avoir lieu et en 1647 la prestation de blé due aux trompettes jongleurs fut sagement attribuée aux pauvres de la ville.


Source :
Abbé TURPIN,
CHAUNY et ses Environs
Baticle
1955
(Pages 85-98)




Le Vacher de Chauny

TOUTLEMONDE


La Ville de Chauny a perdu tous ses souvenirs du passé. Sera-t-il possible de lui conserver quelque chose qui, malgré la splendeur des futurs édifices, la sauvera de la banalité moderne ?

Il serait bon de ne pas laisser sombrer dans l'oubli un homme qui, d'après l'historien Labbé (l665-l7l6) « fut celui de son état dont on a le plus parlé par toute la France.


» Vacher de Chauny, Toutlemonde c'est un proverbe
» usité à la Cour et à la ville. Bien des gens sont en peine
» de son origine. Tout ce que nous en savons n'est fondé
» que sur des traditions populaires.

» La plus vraisemblable est qu'il y eut autrefois à
Chauny un vacher nommé Toutlemonde. »


Ce n'était pas seulement un surhomme, c'était un sportif ; « il gardait ses bêtes à cheval ».

C'était aussi un brave homme, content de lui et plein d'un légitime orgueil « il donnait du vin à boire dans son cornet à tous ceux qui le venaient voir par curiosité ». C'était sans doute du vin de la « Bourgogne » au-dessus de la rue de Caumont. Les religieux de Saint-Eloi-Fontaine à l'Abbaye de Commenchon avaient réussi à y acclimater quelque bon cru que le général Scherer ne sut pas conserver quand il s'installa là-bas dans ce qui restait de leur couvent.

Heureux temps où l'on se régalait de vin de Chauny et où le vacher était content de son état ! Il est vrai qu'il n'avait pas à se ruiner pour acheter à ses filles des bas de soie, avec le reste !

« On étoit si accoutumé à nommer le vacher de Chauny,
» Toutlemonde, que les vachers qui sont venus après
» celui-là, jusque par delà le milieu du dernier siècle
» (XVIIe siècle) n'ont point été appelés autrement quoi
» qu'ils eussent d'autres noms.
» On conte merveilles de ce premier vacher, dit Toutlemonde.
» On le fait d'une taille et d'une force monstrueuse ».


Quel joli sujet décoratif on aurait pu faire en représentant cette célébrité chaunoise sur l'une des faces du marché couvert ! Mais au moins ne pourrait-on trouver une autre occasion, à défaut de celle-là, pour le faire connaître aux générations futures, soit dans un jardin public, soit sur une fontaine, soit en Atlas dans l'ornementation d'un portail d'église.

Le vin de Chauny ne devait pas ruiner la santé, car

« Toutlemonde fut vacher 70 ans, et il vécut près de 120 ans ! »


Et ce n'était pas un saboteur. Il fut établi dans sa charge par le maire de Chauny qui avait reçu son serment et celui-ci ne songea jamais à exercer le droit qu'il avait de déposer le vacher : Toutlemonde ne perdit jamais aucune bête, en 70 ans d'exercice ! Il n'abusait pas de son cornet.

Dans l'Histoire populaire de Chauny, l'abbé Caron nous cite le trait suivant :


« Henri IV aimait les habitants de Chauny à cause des
» marques éclatantes de fidélité qu'il en avait reçues.
» Pendant le siège de La Fère, en 1594, il se rendait de
» temps en temps à Chauny pour visiter ses bons amis
» les Chaunois, lesquels ne manquaient jamais de venir
» audevant de lui afin de le recevoir et le le complimenter.
» Il arriva un jour; les habitants prévenus de son approche
» se portèrent à sa rencontre d'un côté tandis que
» lui-même s'acheminait vers la ville par un autre. Surpris
» de ne voir personne, contre l'usage ordinaire et apercevant
» près du grand chemin un vacher gardant son
» troupeau, il envoya vers lui pour s'informer si quelque
» événement n'était pas survenu à Chauny et n'avait
» empêché les habitants de venir à sa rencontre. Ce vacher
» c'était Toutlemonde ; il s'approcha et sans être intimidé
» par le rang du roi il lui adressa la parole en ces termes :
« Sire cette ville de Chauny est bien votre méquenne
(1)1 ,
» voilà mes bêtes à cornes que je vous amène, les complimenteux
» sont au delà de l'iau. »

Ce serait à la suite de cette harangue que le roi donna à Toutlemonde un cornet d'argent à la place de sa trompette de corne.

Ceci n'augmenta pas peu le prestige du vieux vacher. Il fut enterré dans la prairie de Senicourt, appelée depuis le « Saint-Camp ». On disait encore en 1716 que les bêtes par respect ne paissaient point en ce champ où on lui avait dressé un tombeau avec cette épitaphe :


« Ichy chous chete lorde tombe
« Gist li vacher, dit Toutlemonde
« De Chalny chité de grand prix
« Entre mins chités du pays.
« Qu'il passe en Kéron la barque,
« Autant bien qu'il wardit no-vaque
« Chisch trépassa d'ans chent dix-neuf,
« Si gras de vertus comme boeuf,
« Boviers, vaqués, hêvals et ânes
« Bien wardez d'interrompre s'âme. »

Traduction du vieux picard :

« Ici sous cette lourde tombe
« Git le vacher, dit Toutlemonde
« De Chauny, cité de grand prix
« Entre maintes cités du pays.
« Qu'il passe la barque de Caron,
« Aussi bien qu'il garda nos vaches !
« Celui-ci trépassa âgé de 119 ans.
« Aussi gras de vertus que l'est un boeuf,
« Bouviers, vachers, chevaux et ânes,
« Gardez-vous bien de troubler son âme. »

Chacun sait que le tombeau de Toutlemonde a disparu et qu'on en ignore même exactement l'emplacement peut-être la tempête égalitaire de la grande révolution l'a-t-elle balayé comme elle a fait démolir les gracieuses flèches de pierre sculptées qui complétaient les 4 tours de la cathédrale de Laon. Mais tout de même, si en son temps on a cru devoir honorer la mémoire du pauvre vacher Toutlemonde, c'est que probablement, il en valait la peine.

En attendant que Chauny voie naître des grands hommes, ressuscitons celui-là.

Mais, direz-vous, voulez-vous donc chanter la gloire de ce misérable sujet de Henri IV ?

Ah, mes amis ! Toutlemonde, c'est le peuple, le vrai peuple. Toutlemonde aurait presque adoré Henri IV, aurait décapité Louis XVI, se serait fait hacher pour Napoléon Ier, aurait été opportuniste avec Gambetta, Bloc national avec Poincaré, et Bloc des gauches après le 11 mai 1924.

Ne soyons pas trop sévère avec lui et faisons-lui fête, non pas comme à un homme de 120 ans, mais comme à l'homme de toujours.

Puisqu'on a pensé trop tard à mettre sous le vocable de Toutlemonde le palais du marché couvert, destiné à être le palais du boeuf, du veau, du beurre et du fromage, espérons qu'on saura réparer sous une autre forme et perpétuer aux yeux des jeunes et des étrangers le souvenir de l'homme du peuple, le plus grand de Chauny.


Vacher


Source :

Abbé TURPIN,
CHAUNY et ses Environs
Baticle
1955
(Pages 99-104)




TOUTLEMONDE

et les malheurs de Chauny

 

Après avoir été brûlé en 1241, Chauny s'était si bien relevé, qu'en 1378 lorsque le roi Charles V y passa, il en fut émerveillé.

Mais attendez, voilà que Charles le Téméraire prend Chauny qu'il met à feu et à sang en 1471.

On comprend le découragement de Tout-le-monde. Ce vacher légendaire qui, d'après l'histoire vivait sous Henri IV, existait déjà et était même célèbre au milieu du XVe siècle.

Je ne me charge pas d'expliquer cela.

Je cite un extrait d'une pièce de circonstance jouée à Amiens en 1472. Un des acteurs cherche le Bontemps, c'est-à-dire la tranquillité et la paix ; il appelle Tout-le-monde, le bon vaquier de Chauny pour avoir son avis :


Ho! Hau! le vaquier de Chauny.
Tout-le-monde !

LE VAQUIER DE CHAUNY
Qu'esse qu'on me voeult, me vécy..



VA-PARTOUT
Or sà, le vaquier de Chauny,
On m'a dit que depuis six ans
A vo tour eustes le bon tampz ?
Comme on me appelle Va-Partout
Qui le quiers de plat et de bout,
Je vous prie si vous le avès,
Que nous le apons, se vous volès:
Car le bon tampz désirons fort.


LE VAQUIER DE CHAUNY
Le bon tampz, hélas ! il est mort.



NE-TE-BOUGE
Non est, dya.


LE VAQUIER DE CHAUNY
S'il vit plus, c'est fort
Car il m'est piècha eschappé.
Le bon tampz, hélas, il est mort
Et n'est mie une grande pitié.


VA-PARTOUT
Le bon tampz n'est point tréspassé.


LE VAQUIER DE CHAUNY
Non.


NE-TE-BOUGE
Non.


LE VAQUIER DE CHAUNY
Dont est-il bien malade
Car de my s'en fuyt tout rade
Naguères en pays nouvel
Sans me laisser vaque ne vel
Ne robe de gris ne de bleu :
Brief, j'ay laissié le laine au treu,
Nouvelles du bon tampz ne scay,
A vous dire trestout le neu.
Brief j'ay laissié le laine au treu.






Source :

Abbé TURPIN,
CHAUNY et ses Environs
Baticle
1955
(Pages 107-109)


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1 (1) Mädchen, fille en allemand. On se sentait encore de la proximité de l'Austrasie.