Nouvelle extraite du recueil d'Annick Baulard : "Des gens comme vous et moi", ASA éditions, 2011.
Avec l'aimable autorisation de l'auteur.
L’assiette C'était la même. Oui, à n'en pas douter, c‘était bien la même assiette que celle qu'il avait cassée quelque quarante ans auparavant. Il ne l'avait pas tout de suite remarquée : il passait chaque jour devant la boutique de l'antiquaire et le coup d'œil qu'il jetait à la vitrine était devenu machinal. Ce jour-là, cependant, un rayon de soleil, le premier de la saison, avait accroché l`angle d'un miroir vénitien et rebondi sur l'assiette ; c'est ainsi qu'il l'avait vue. De surprise, il s'était arrêté net, avait fait quelques pas en arrière pour mieux la contempler. Elle était là, posée de guingois entre une boîte à bijoux d'ébène incrustée de nacre et une poupée de chiffon blafarde, une assiette ordinaire, en faïence d'un blanc cassé. Sa seule ornementation était une guirlande de fleurs naïves bleu ardoise qui lui donnait un faux air de Delft. Il la regardait d'un air songeur, elle faisait surgir en lui des souvenirs qu'il avait cru effacés. La maison de Normandie, les étés d'avant, quand la chaleur torride embrasait les moissons et faisait courir les gamins derrière la voiture des pompiers... Quel rapport pouvaient bien avoir ces images du passé avec sa vie de maintenant ? A regret, il s'arracha à la vitrine et poursuivit sa route. A la banque où il travaillait, il fut distrait toute la journée. Le film de l'enfance se déroulait inexorablement devant ses yeux, l'enfance, avec ses émerveillements chaque jour renouvelés, les petites joies et les gros chagrins... même les parfums de ce plateau normand balayé par le vent lui montaient aux narines tandis qu'il pianotait sur le clavier de l’ordinateur. Le soir, quand il reprit le chemin de la maison, il s’arrêta sans l'avoir vraiment voulu devant le magasin d'antiquités. Elle était toujours là, insignifiante et pourtant irrésistiblement attirante. En collant le front contre la vitrine froide, il put même apercevoir une infime lézarde courant d'un bord à l'autre, comme si elle avait été cassée et recollée avec soin... Non, ce n'était pas possible. .. mais si, c'était bien elle, l'assiette qu'il avait brisée, un fameux jour de juillet. Grand-mère lui avait défendu de sortir "pour aller retrouver cette traînée !" Marianne, l'amour de ses dix ans, ses cheveux noirs dans lesquels elle plantait des peignes d'écaille dérobés à sa mère, Marianne qui déchirait sa robe aux ronciers pour se barbouiller de mûres, Marianne, au rire en perles de verre coloré... Grand-mère avait fermé la porte à clé, ce jour-là, et il avait assisté de loin à l'envol de Marianne et de ses soeurs, sac de jute sous le bras, vers les champs de la glane. La fenêtre était ouverte, sur son appui finissait de mûrir un melon dans une assiette blanc cassé enguirlandée de bleu ardoise ; l'élan du cœur aida l'élan du corps, mais si le saut par la croisée réussit au fugitif, il fut fatal au melon dont l'assiette bousculée se brisa proprement en deux parties presque égales, coupure nette, comme d'un diamant de vitrier. Vite, il avait ramassé les morceaux, les avait ajustés soigneusement, posé le tout sur la fenêtre, replacé le melon quelque peu aplati, et passez muscade ! Marianne ne fut jamais plus jolie que ce jour-là, auréolée de la gloire d'un exploit accompli pour elle et d'une couronne de bleuets cueillis avec les épis. Il la revoit, les joues écarlates après le timide baiser volé, les yeux pailletés d'une lumière inconnue, belle, oh si belle, sa princesse, sa fée ! Le retour à la maison ne fut pas aussi glorieux... La main leste de grand-mère y alla de sa calotte et même l'indulgence amusée de grand-père ne put éviter la punition : deux jours sans sortir, et l'obligation déchirante de casser le cochon pour rembourser le prix de l'assiette, même si grand-père avait déclaré qu'il la recollerait et qu'on ne s'en apercevrait même pas ... Il avait pensé que l'amour, ça se payait cher ! Quarante ans, de cela, déjà ! Qu'avait-il fait de tous ces jours écoulés ? Qu'avait-il fait de sa vie ? A l'heure des bilans, dans quelle colonne devait-il s'inscrire ? Une vie "réussie", certes, une jolie femme, des enfants qui "avaient fait leur chemin", un métier qui, somme toute, ne lui déplaisait pas, des vacances dans les îles... mais où donc étaient passés les courses dans les éteules, les coquelicots sous le soleil de la colline et les genoux tout ronds de Marianne ‘? Et d'abord, qu'est-ce qu'elle faisait là, cette assiette, par quel hasard se retrouvait-elle dans cette vitrine, comme un regret, comme un remords, plutôt, de n'avoir pas su préserver sa part d'enfance, d'avoir renié les plaisirs simples, d'avoir oublié son premier amour ? Et si... et si cette assiette était un signe, s'il était encore temps de recommencer ? Un désir fou, soudain s'emparait de lui, une espérance insensée : l'antiquaire, c'était Marianne, il en était sûr ! Le cœur battant, il pénétra dans la boutique. .. Un vieux monsieur à l'air compassé trônait derrière le comptoir. - Puis-je vous aider, Monsieur ? Dégrisé, il ne sut que balbutier : - Je viens pour cette assiette, pouvez-vous me dire d'où vous la tenez ? - Elle faisait partie d‘un lot, un débarras de grenier, je crois. J'ai bien peur de ne pouvoir vous en dire davantage. Elle vous intéresse ? Je peux vous la céder pour un petit prix ; elle a été recollée, vous savez. - Vous ne connaissez pas le propriétaire de ce grenier ? - Oh non, j'achète un peu partout et je ne me soucie de la provenance que pour les meubles de valeur, mais pour une assiette... - Bien sûr, je comprends... Je vous la prends. Il sortit du magasin, sous le bras l'assiette, emballée dans du papier journal. Il songea, un peu amusé, qu'il l'avait payée deux fois, cette assiette ! Dans son esprit se bousculaient des sentiments contradictoires. Il avait été vraiment stupide de s'imaginer qu'il lui suffirait de pousser cette porte pour retrouver ses dix ans, la désillusion était amère ; pourtant, il tenait maintenant la preuve tangible, indéniable que ce temps avait existé, que l'enfant était encore en lui, comme la plus petite des poupées gigognes du folklore russe. Comme elle est étrange la vie, comme il est doux-amer le goût du bonheur... Il allait maintenant, par les rues, son reflet dans les vitrines était semblable à celui d’hier, et pourtant il savait, lui, qu'il n'était plus tout à fait le même homme, plus riche, sans doute, de cette partie de lui-même retrouvée, mais aussi plus désespéré devant l'impossible retour en arrière. Il était ainsi perdu dans ses pensées lorsque, soudain, son pied buta contre un pavé, l'assiette lui échappa et se brisa... mille morceaux éparpillés, les mille morceaux du puzzle magique de l’enfance qu'aucun grand-père, jamais, ne pourrait plus recoller. Anick Baulard |